La notion de Trinité, souvent considérée comme une vérité fondamentale du christianisme, ne repose pas sur une affirmation explicite des Écritures, mais sur une construction théologique développée progressivement. Si certains passages bibliques évoquent Dieu sous diverses manifestations – « Père » (Ps 32, 6), « Logos » (Jn 1, 1), « Fils » (Ps 2, 7), « Sagesse » (Pr 8), « Esprit » (Gn 1, 2 ; Is 11, 2 ; Mt 3, 13-17) – aucun ne formule une triade divine en tant que concept structuré. Ce silence scripturaire a conduit les apologistes du IIᵉ siècle à bâtir progressivement une doctrine qui deviendra un pilier de l’Église institutionnelle.
Matthieu 28:19 est souvent cité pour justifier cette doctrine, mais pose plusieurs questions quant à son authenticité. Eusèbe de Césarée, dans ses écrits historiques, cite ce verset sous une forme différente : « Allez enseigner toutes les nations en mon nom », sans mention du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Cette variante intrigue les chercheurs et laisse supposer une modification ultérieure du texte.
D’autre part, Matthieu 28:19 est le seul verset du Nouveau Testament mentionnant formellement la Trinité, à l’exception du « comma johannique » (1 Jean 5:8), dont l’authenticité est largement contestée. Si tous les manuscrits connus contiennent Matthieu 28:19 sous sa forme actuelle, certains historiens estiment qu’une interpolation précoce reste envisageable, avant que le texte ne soit fixé comme sacré.
Le problème va au-delà de la simple question textuelle : aucun autre évangile ne reprend cette formule baptismale trinitaire, et Jésus lui-même ne semble jamais l’avoir prescrite. Dans les Actes des Apôtres et les épîtres de Paul, les baptêmes sont systématiquement administrés « au nom de Jésus-Christ » (Actes 2:38, 8:16, 10:48, 19:5), sans mention du Père et du Saint-Esprit. Cette pratique apostolique remet en question l’interprétation trinitaire et suggère que la formule actuelle de Matthieu 28:19 pourrait être une adaptation postérieure.
Même en admettant son authenticité, ce verset ne définit pas une triade divine mais cite trois entités sans préciser qu’elles constituent un seul Dieu. Aucune écriture biblique n’affirme directement que Dieu soit composé de trois personnes distinctes. Par ailleurs, l’usage du mot « nom » au singulier peut paraître ambigu, mais dans le langage biblique, il renvoie souvent à l’autorité. Deutéronome 18:5 et 7 évoque ainsi le service au « nom » de l’Éternel, tandis que 1 Samuel 17:45 décrit David affrontant Goliath au « nom » de l’Éternel.
L’idée de la Trinité chrétienne ne s’est donc pas imposée immédiatement. Son développement s’étale sur plusieurs siècles et reflète une transformation progressive du christianisme, influencée par les courants philosophiques et les débats théologiques. Cette évolution doctrinale, qui passe du subordinationisme à la Trinité, se déroule en trois grandes étapes :
➡️ IIᵉ siècle : Premières réflexions chrétiennes sur la nature divine, fortement influencées par le platonisme.
➡️ IIIᵉ siècle : Développement du concept de Trinité à travers des débats théologiques et l’hésitation entre dyade et triade.
➡️ IVᵉ siècle : Institution officielle du dogme lors des conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381).
Dans les sections suivantes, nous allons explorer cette évolution étape par étape, en analysant les influences philosophiques et les controverses qui ont façonné la doctrine trinitaire.
➡️ Comment la pensée grecque a-t-elle influencé la théologie chrétienne ?
➡️ Quels débats ont conduit à l’établissement de la Trinité ?
➡️ Pourquoi l’Église a-t-elle choisi ce modèle doctrinal ?
Plongeons ensemble dans cette passionnante évolution doctrinale.
IIᵉ SIÈCLE - PREMIÈRES RÉFLEXIONS CHRÉTIENNES
Justin de Naplouse et la ‘’Première Apologie’’ : un premier cadre théologique chrétien
Dans son Apologie, Justin de Naplouse présente une conception de la divinité marquée par le subordinationisme, où le Christ et l'Esprit occupent des positions hiérarchisées par rapport à Dieu le Père. Il l'exprime clairement dans ce passage clé :
"Nous lui offrons nos hommages et nos prières, ainsi qu’à Jésus-Christ, qui est le Fils du vrai Dieu, et nous le plaçons au second rang après le Dieu immuable et éternel, créateur de toutes choses, et, en troisième lieu, l’Esprit prophétique."
➡️ Le Logos (le Christ) est divin mais inférieur au Père, ce qui diffère de la doctrine trinitaire qui sera définie plus tard.
➡️ L’Esprit prophétique occupe une place distincte, en troisième position après le Père et le Fils.
➡️ Une structure trinitaire commence à émerger, mais elle est encore marquée par une nette hiérarchie.
Une étape vers la Trinité
Justin jette les bases d’une conception triadique de Dieu, mais il ne parle pas encore de consubstantialité. Son approche demeure influencée par la pensée philosophique grecque et pose les jalons des futurs débats qui aboutiront à la définition du dogme trinitaire au IVᵉ siècle.
Son témoignage est donc une étape clé dans l’évolution théologique du christianisme, témoignant des réflexions qui ont progressivement conduit à l’établissement du concept de Trinité tel qu’il sera affirmé lors du concile de Nicée (325).
Tatien et ses deux œuvres majeures : une influence marquante sur le christianisme primitif
1.’’ Discours aux Grecs’’ : une attaque frontale contre le paganisme
Dans son Discours aux Grecs, Tatien ne mâche pas ses mots : il considère le culte des dieux grecs comme une illusion et une corruption morale. Selon lui, ces divinités ne sont rien d’autre que des démons ayant trompé l’humanité.
Un réquisitoire contre l’immoralité des dieux grecs
Tatien ridiculise les récits mythologiques, exposant leurs contradictions et leur absurdité : "Rhéa a prescrit la mutilation des parties viriles, tandis qu'Aphrodite aime les unions du mariage."
Il pointe également des récits troublants sur Zeus, qui transgressent les normes familiales : "Zeus s’unit à sa fille, et sa fille est grosse de lui."
➡️ Il rejette également la divinisation des astres et des éléments naturels : "Le soleil et la lune ont été créés pour nous ; comment pourrais-je adorer ceux qui sont mes serviteurs ?"
➡️ Pour lui, les dieux païens sont une construction humaine, liée à des pratiques magiques et superstitieuses qui détournent les hommes de la véritable foi.
Le Logos : une vision subordinationiste
Tatien développe une réflexion sur le Logos, influencée par le subordinationisme, qui établit une hiérarchie entre le Père et son Verbe.
➡️ Le Logos préexiste en Dieu : "Dieu était dans le principe, et nous avons appris que le principe, c’est la puissance du Logos."
➡️ Le Logos est engendré mais reste distinct du Père : "Par la volonté de sa simplicité, sort de lui le Logos, et le Logos, qui ne s’en alla pas dans le vide, est la première œuvre du Père."
➡️ Le Logos joue un rôle créateur : "C’est lui, nous le savons, qui est le principe du monde. Il provient d’une distribution, non d’une division."
Tatien met en avant une relation étroite entre le Père et le Logos, tout en affirmant une hiérarchie bien définie. Le Logos émane du Père et lui est intimement lié, mais il demeure inférieur à lui, ce qui contredit la doctrine trinitaire qui sera adoptée plus tard.
2. ‘’Le Diatessaron’’ : une révolution dans la transmission des Évangiles
Le Diatessaron, rédigé vers 170 après J.-C., est une harmonisation des quatre Évangiles en un récit unique et cohérent.
Pourquoi Tatien crée le Diatessaron ?
Un succès… puis une interdiction
Le Diatessaron devient la version liturgique principale des églises syriennes pendant plusieurs siècles, mais il finit par être interdit.
➡️Rabbula d’Édesse (Vᵉ siècle)
➡️Théodoret de Cyr (Vᵉ siècle)
Une influence durable malgré les persécutions
Malgré son interdiction, le Diatessaron laisse une empreinte profonde dans l’histoire chrétienne :
➡️ Saint Éphrem (IVᵉ siècle) rédige un commentaire du Diatessaron, preuve de son importance théologique.
➡️ Son influence s’étend jusqu’en Chine, à Doura-Europos, et dans diverses traductions en arabe, arménien et latin.
Un penseur audacieux mais contesté
Tatien est une figure incontournable du christianisme primitif, laissant derrière lui deux œuvres majeures :
➡️ Le Discours aux Grecs, une critique radicale du paganisme et une réflexion sur le Logos.
➡️ Le Diatessaron, un projet révolutionnaire d’harmonisation des Évangiles, persécuté mais qui conserva une influence durable.
Bien que son subordinationisme et son approche théologique aient été remis en question, son travail a ouvert de nouvelles perspectives qui ont marqué la pensée chrétienne des siècles suivants.
Athénagore et ses deux œuvres majeures : une pensée théologique en évolution
1. ‘’La Supplique au sujet des chrétiens’’ : défense du monothéisme et du Logos
Athénagore, philosophe chrétien du IIᵉ siècle, rédige la Supplique au sujet des chrétiens pour répondre aux accusations d’athéisme, d’inceste et de cannibalisme portées contre les chrétiens. Il s’adresse directement à l’empereur Marc-Aurèle, cherchant à démontrer que la foi chrétienne repose sur une rationalité philosophique et non sur des croyances irrationnelles.
➡️ Affirmation du monothéisme chrétien Athénagore insiste sur l’unicité de Dieu, rejetant les accusations d’athéisme formulées contre les chrétiens : "Nous reconnaissons un seul Dieu, incréé, éternel, invisible, impassible, immense, que rien ne peut contenir, et qui ne peut être saisi et compris que par l’esprit et la raison."
Cette affirmation s’inscrit dans la tradition du monothéisme philosophique, mais avec une approche spécifiquement chrétienne. Il oppose cette vision aux dieux païens, qu’il juge imparfaits, contradictoires et influencés par les passions humaines.
➡️ Une théologie trinitaire en germe : le Père, le Verbe et l’Esprit Athénagore introduit une première forme de triade divine, bien qu’elle ne soit pas encore formalisée comme la doctrine trinitaire ultérieure : "Nous reconnaissons aussi le Fils de Dieu. [...] Le Fils de Dieu est le Verbe, la pensée et la vertu du Père."
Il insiste sur l’unité du Père et du Fils, tout en affirmant une distinction réelle entre eux : "Tout a été fait par lui et avec lui, puisque le Père et le Fils ne sont qu’un. Or, comme le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, par l’unité et la vertu de l’esprit, il s’ensuit que le Fils de Dieu est la pensée et le Verbe du Père."
Athénagore évoque aussi l’Esprit Saint, bien qu’il reste encore secondaire dans son développement théologique : "Cet Esprit saint lui-même, agit dans les prophètes, nous disons qu’il émane de Dieu et qu’il retourne à Dieu, comme le rayon du soleil retourne au soleil."
Cette formulation n’est pas encore une Trinité pleinement développée, mais elle préfigure les débats qui conduiront aux Conciles de Nicée (325) et Constantinople (381).
➡️ Nature du Verbe et relation avec le Père Athénagore adopte une pensée subordinationiste, affirmant que le Verbe est divin mais inférieur au Père : "S’il vous plaît de rechercher ce que c’est que le Fils, je dirai en peu de mots qu’il est la première production du Père, non point qu’il ait été fait comme les créatures."
Il insiste sur la préexistence du Verbe, qui était dans le Père avant d’être manifesté : "De toute éternité Dieu avait en lui-même son Verbe, puisque sa raison est de toute éternité, mais il est sorti du Père pour être la forme et le principe de toutes les choses matérielles."
Cette idée rejoint la pensée de Justin de Naplouse et Tatien, qui voient le Logos comme un intermédiaire divin, engendré mais distinct du Père.
2. ''Sur la résurrection des morts'' : une défense du salut chrétien
Dans son second ouvrage, Sur la résurrection des morts, Athénagore développe une argumentation théologique et philosophique pour défendre la résurrection des corps.
➡️ La résurrection et le salut Athénagore insiste sur la résurrection des corps comme une nécessité théologique : "Nous disons que la vie que nous attendons est au-dessus de toute expression ; que nous ne pouvons y arriver qu’en nous conservant purs et irréprochables."
Il associe la résurrection à la justice divine, affirmant que le corps et l’âme doivent être réunis pour le jugement dernier.
➡️ Une influence durable sur la pensée chrétienne Bien que son traité ait été contesté par certains critiques, il reste une référence majeure dans les débats théologiques sur la résurrection. Son approche, mêlant rhétorique et philosophie, influencera les discussions ultérieures sur la nature du salut et du jugement dernier.
Une pensée en transition vers la Trinité :
Athénagore développe une théologie qui préfigure la pensée trinitaire, bien qu’elle soit encore marquée par une subordination du Fils au Père.
➡️ Ses deux œuvres majeures témoignent d’une évolution doctrinale qui influencera les débats théologiques des siècles suivants :
Son insistance sur la préexistence du Verbe, l’Esprit Saint comme émanation divine, et la résurrection des corps en font un précurseur des grandes controverses théologiques qui aboutiront aux Conciles de Nicée et Constantinople.
Le IIᵉ siècle marque l'âge des tâtonnements théologiques. Face aux défis posés par le paganisme et la philosophie grecque, les penseurs chrétiens cherchent à articuler leur vision de Dieu. Mais loin d’un monothéisme tranché, c’est une hiérarchie divine qui s’impose.
➡️ Une structure déséquilibrée Le subordinationisme domine. Dieu le Père règne en absolu, tandis que le Logos (le Christ) et l’Esprit Saint sont relégués à des positions secondaires, comme des agents divins mais non égaux. Cette conception éloigne encore le christianisme d’une doctrine trinitaire.
➡️ Une pensée sous influence Plutôt qu’une rupture radicale, ces premiers apologistes tentent d’accommoder la foi chrétienne aux cadres intellectuels hérités du platonisme. Le Fils est engendré mais inférieur, et l’Esprit, à peine évoqué, reste une émanation plus qu’une personne à part entière. Ce compromis philosophique donne l’illusion d’une cohérence, mais fragilise la théologie chrétienne à long terme.
➡️ Un concept encore flou Ce christianisme primitif manque de clarté doctrinale. Sans modèle théologique unifié, l’identité du Logos oscille entre principe créateur, intermédiaire divin et simple manifestation du Père. L’absence de dogme définitif ouvre la voie aux controverses, qui exploseront au siècle suivant.
Nous pénétrons maintenant dans le IIIᵉ siècle, où la philosophie médio-platonicienne s’impose dans les débats théologiques. Ce courant, cherchant à structurer la pensée divine selon un schéma ordonné, influence profondément les intellectuels chrétiens. Dès lors, le christianisme ne peut plus simplement affirmer sa foi : il doit la défendre, l’organiser et la rendre intelligible aux esprits façonnés par la pensée grecque. Les tensions entre subordinationisme et consubstantialité s’intensifient, annonçant les luttes doctrinales du siècle suivant.
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